Chaque jour était pour Croc-Blanc l’occasion d’une expérience nouvelle. Tout le temps que Kiche resta attachée à son bâton, il courut seul, par tout le camp, quêtant, furetant, s’instruisant. Il fut vite au courant des diverses habitudes des animaux-hommes. Mais la connaissance n’entraîne pas toujours l’admiration. Plus il se familiarisa avec eux, plus aussi il détesta leur supériorité et redouta leur pouvoir mystérieux qui, d’autant qu’il était plus grand, rendait plus menaçante leur divinité.

La déception est souvent donnée à l’homme de voir ses dieux renversés et piétinés sur leurs autels. Mais au loup et au chien sauvage, venus s’accroupir aux pieds de l’homme, cette déconvenue n’arrive jamais. Tandis que nos dieux demeurent invisibles et surnaturels, les vapeurs et les brouillards de notre imagination, nous masquant leur réalité, nous égarant comme des aveugles qui tâtonnent dans le royaume de la pensée, en d’abstraites conceptions de toute-puissance et de beauté suprêmes, le loup et le chien sauvage, assis à notre foyer, trouvent en face d’eux des dieux de chair et d’os, tangibles au toucher, tenant leur place dans le monde et vivant dans le temps comme dans l’espace, pour accomplir leurs actes et leurs fins.

Aucun effort de foi n’est nécessaire pour croire à un tel dieu. Nul écart de la volonté ne peut induire à lui désobéir, ni à le renier. Ce dieu-là se tient debout, immuable sur ses deux jambes de derrière, un gourdin à la main, immensément puissant, livré à toutes les passions, affectueux ou irrité, selon le moment, pouvoir mystérieux enveloppé de chair, de chair qui saigne parfois, à l’instar de celle des autres animaux, et qui est alors plus savoureuse qu’aucune autre à dévorer.

Croc-Blanc subit la loi commune. Les animaux-hommes furent pour lui, dès l’abord, sans erreur possible, les dieux auxquels il était nécessaire de se soumettre. Comme Kiche, sa mère, avait, au premier appel de son nom, repris sa chaîne, il leur voua tout de suite obéissance. Il suivit leurs pas, comme un esclavage fatal. Quand ils marchaient près de lui, il s’écartait pour leur faire place. Lorsqu’ils rappelaient, il accourait. S’ils menaçaient, il se couchait à leurs pieds. Et s’ils lui commandaient de s’en aller, il s’éloignait précipitamment. Car derrière chacun de leurs désirs était le pouvoir immédiat d’en exiger l’exécution. Pouvoir qui s’exprimait lui-même en tapes de la main, en coups de bâton, en pierres volantes et en cinglants coups de fouet.

Il appartenait aux animaux-hommes, comme tous les chiens du campement leur appartenaient. Ses actions étaient à eux, son corps était à eux, pour être battu et piétiné, et pour le supporter sans récrimination. Telle fut la leçon vite apprise par lui. Elle fut dure, étant donné ce qui s’était déjà développé, dans sa propre nature, de force personnelle et d’indépendance. Mais, tandis qu’il prenait en haine cet état de choses nouveau, il apprenait en même temps, et sans le savoir, à l’aimer. C’était, en effet, le souci de sa destinée remis en d’autres mains, un refuge pour les responsabilités de l’existence. Et cela constituait une compensation, car il est toujours plus aisé d’appuyer sa vie sur une autre que de vivre seul.

Il n’arriva pas sans révoltes à s’abandonner ainsi corps et âme, à rejeter le sauvage héritage de sa race et le souvenir du Wild. Il y eut des jours où il rampait sur la lisière de la forêt et y demeurait immobile, écoutant des voix lointaines qui l’appelaient. Puis il s’en retournait vers Kiche, inquiet et malheureux, pour gémir doucement et pensivement près d’elle, pour lui lécher la face, en semblant se plaindre et l’interroger.

Le louveteau avait rapidement appris tous les tenants et aboutissants de la vie du camp. Il connut l’injustice des gros chiens et leur gloutonnerie, quand la viande et le poisson étaient jetés, à l’heure des repas. Il vint à savoir que les hommes étaient d’ordinaire plus justes, les enfants plus cruels, les femmes plus douces et plus disposées à lui lancer un morceau de viande ou d’os. Après deux ou trois aventures fâcheuses avec les mères des tout petits chiens, il se rendit compte qu’il était de bonne politique de laisser celles-ci toujours tranquilles, de se tenir aussi loin d’elles que possible et, en les voyant venir, de les éviter.

Mais le fléau de sa vie était Lip-Lip. Plus âgé, plus grand et plus fort que lui, Lip-Lip avait choisi Croc-Blanc pour son souffre-douleur. Le louveteau se défendait avec vaillance, mais il était out-classed[1].

Son ennemi lui était trop supérieur, et Lip-Lip devint pour lui un vrai cauchemar. Dès qu’il se risquait un peu loin de sa mère, il était sûr de voir apparaître le gredin, qui se mettait à le suivre, en aboyant et en le menaçant, et qui attendait le moment opportun, c’est-à-dire qu’aucun animal-homme ne fût présent, pour s’élancer sur lui et le contraindre au combat. Lip-Lip l’emportait invariablement et s’en glorifiait de façon démesurée. Ces rencontres étaient le meilleur plaisir de sa vie et le perpétuel tourment de celle de Croc-Blanc.

Le louveteau, cependant, n’en fut pas abattu. Si dures que fussent pour lui toutes ces défaites, il ne se soumit pas. Mais la persécution sans fin qu’il subissait eut sur son caractère une influence néfaste. Croc-Blanc devint méchant et sournois. Ce qu’il y avait d’originellement sauvage dans sa nature s’aggrava. Ses poussées joyeuses d’enfant ingénu ne trouvèrent plus d’expression. Jamais il ne lui fut permis de jouer et gambader avec les autres petits chiens du camp. Dès qu’il arrivait auprès auprès d’eux, Lip-Lip, fonçant sur lui, le roulait et le faisait fuir, terrifié, ou, s’il voulait résister, engageait la bataille jusqu’à sa mise en déroute.

Croc-Blanc fut ainsi sevré de beaucoup des joies de son enfance, ce qui le rendit plus vieux que son âge. Il se replia sur lui-même et développa son esprit. Il devint rusé et, dans ses longs moments de far-niente, médita sur les meilleurs moyens de duper et frauder. Empêché de prendre, à la distribution quotidienne, la part qui lui revenait de viande et de poisson, il se transforma en habile voleur. Contraint de s’approvisionner lui-même, il s’en acquittait si bien qu’il devint pour les femmes des Indiens une calamité. Il apprit à ramper dans le camp, comme un serpent, à se montrer avisé, à connaître en toute occasion la meilleure façon de se conduire, à s’informer, par la vue ou l’ouïe, de tout ce qui pouvait l’intéresser, afin de n’être point pris ensuite au dépourvu, et aussi à recourir à mille artifices pour éviter son implacable tyran.

Ce fut au plus fort de cette persécution qu’il joua son premier grand jeu et goûta, grâce aux ressources de son esprit, aux joies savoureuses de la revanche. Comme Kiche, quand elle était avec les loups, avait leurré les chiens, pour les attirer hors du campement des hommes et les envoyer à la mort, ainsi le louveteau, par une manœuvre à peu près semblable, réussit à attirer Lip-Lip sous la mâchoire vengeresse de Kiche. Battant en retraite, tout en combattant, Croc-Blanc entraîna son ennemi à sa suite, ici, puis là, parmi les différentes tentes du camp. C’était un excellent coureur, plus rapide qu’aucun autre petit chien de sa taille et plus alerte que Lip-Lip. Sans donner toutefois toute sa vitesse, il se contenta de garder la distance nécessaire, celle d’un bond environ, entre lui et son poursuivant.

Lip-Lip, excité par la chasse et par l’approche imminente de la victoire, perdit toute prudence et oublia l’endroit où il se trouvait. Quand il s’en rendit compte, il était trop tard. Après avoir traversé, à fond de train, une dernière tente, il tomba en plein sur Kiche, attachée à son bâton. Il jeta un cri de stupeur, mais déjà les crocs justiciers se refermaient sur lui. Quoique Kiche fût liée, il lui fut impossible de se dégager d’elle. Elle le mit sur le dos, les pattes en l’air, de manière à l’empêcher de fuir, tout en le déchirant et lacérant. Quand il parvint enfin à se rouler hors de sa portée, il se remit sur ses pieds, en un affreux désordre, blessé à la fois dans son corps et dans sa pensée. Sa fourrure pendait autour de lui, en touffes humides, que les dents baveuses de la louve avaient tordues. Il demeura là où il s’était relevé et, ouvrant largement sa petite gueule, éclata en une longue et lamentable plainte de chien battu. Mais il n’eut pas le temps d’achever sa lamentation. Croc-Blanc, fondant sur lui, lui planta ses crocs dans son train de derrière. Il n’avait plus de force pour combattre et honteusement se sauva vers sa tente, talonné par son ancienne victime, qui s’acharnait à ses trousses. Quand il eut rejoint son domicile, les femmes vinrent à son secours et le louveteau, transformé en démon, fut finalement chassé par elles, en une fusillade de cailloux.

Le jour vint où Castor-Gris, décidant que Kiche était réhabituée à la vie des hommes, la délia. Croc-Blanc fut ravi que la liberté fût rendue à sa mère. Il l’accompagna joyeusement au milieu du camp et, voyant qu’il demeurait à ses côtés, Lip-Lip conserva entre eux deux une distance respectueuse. Le louveteau avait beau se hérisser à son approche et marcher en raidissant les pattes, Lip-Lip ignorait le défi. Quelle que fût sa soif de vengeance, il était trop sage pour accepter le combat dans de telles conditions et préférait attendre le jour où il se rencontrerait à nouveau en tête à tête avec Croc-Blanc.

Ce même jour, le louveteau et sa mère s’en vinrent rôder à la lisière de la forêt qui avoisinait le camp. Croc-Blanc y avait amené Kiche, pas à pas, l’entraînant en avant, quand elle hésitait. Le torrent, la caverne et la forêt tranquille l’appelaient, et il continua ses efforts pour qu’elle le suivît plus loin. Il courait quelques pas, puis s’arrêtait et regardait en arrière. Mais elle ne bougeait plus. Il gémit plaintivement et gronda, en courant de droite et de gauche, sous les taillis. Puis il revint vers elle, lui lécha le museau et se reprit à courir loin d’elle. Elle ne bougea toujours pas. Alors il rebroussa chemin et la regarda avec une supplication ardente de ses yeux, qui tomba quand il vit Kiche détourner la tête et porter sa vue vers le camp.

La voix intérieure qui l’appelait là-bas, dans la vaste solitude, sa mère l’entendait comme lui. les animaux, le loup a seul entendu, le loup et le chien sauvage, qui sont frères. Kiche, s’étant tournée, se mit à trotter lentement vers le camp. Plus solide que le lien matériel du bâton qui l’avait attachée était sur elle l’emprise de l’homme. Invisibles et mystérieux, les dieux la maintenaient en leur pouvoir et refusaient de la lâcher.

Croc-Blanc se coucha sous un bouleau et pleura doucement. L’odeur pénétrante des sapins, la senteur subtile des bois imprégnaient l’atmosphère et remémoraient au louveteau son ancienne vie de liberté, avant les jours de servitude. Mais plus que l’appel du Wild, plus que celui de l’homme, l’attirance de sa mère était puissante sur lui, car si jeune était-il encore. L’heure de son indépendance n’était pas arrivée. Il se releva, désolé, et trotta lui aussi vers le camp, faisant halte, une fois ou deux, pour s’asseoir par terre, gémir et écouter la voix qui chantait au fond de la forêt.

Le temps qu’il est donné à une mère de demeurer avec ses petits n’est pas bien long dans le Wild. Sous la domination de l’homme, il est souvent plus court encore. Ainsi en fut-il pour Croc-Blanc. Castor-Gris se trouvait être le débiteur de Trois-Aigles, qui était sur le point d’entreprendre une course du fleuve Mackenzie au Grand Lac de l’Esclave. Une bande de toile écarlate, une peau d’ours, vingt cartouches et Kiche remboursèrent sa dette.

Le louveteau vit sa mère emmenée à bord du canot de Trois-Aigles et tenta d’aller vers elle. Un coup qu’il reçut de l’Indien le repoussa à terre. Le canot s’éloigna. Il s’élança dans l’eau et nagea à sa suite, sourd aux cris d’appel de Castor-Gris. Dans la terreur où il était de perdre sa mère, il en avait oublié le pouvoir même d’un animal-homme et d’un dieu.

Mais les dieux sont accoutumés à être obéis et Castor-Gris, irrité, lança un autre canot à la poursuite de Croc-Blanc. Après l’avoir rejoint, il le saisit par la peau du cou et l’éleva hors de l’eau. Il ne le déposa pas d’abord dans le canot. Le tenant d’une main suspendu, il lui administra de l’autre une solide râclée. Oui, pour une râclée, c’en fut une. Lourde était la main, chaque coup visait à blesser, et les coups pleuvaient, innombrables.

Frappé tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, Croc-Blanc oscillait, en avant, en arrière, comme un balancier de pendule frénétique et désordonné. Les impressions qu’il éprouva furent diverses. À la première surprise succéda l’effroi, pendant un instant, au contact répété de la main qui le frappait. Mais la peur fit bientôt place à la colère. La libre nature du louveteau prit le dessus. Il montra les dents et osa gronder à la face du dieu courroucé. Le dieu s’en exaspéra davantage. Les coups redoublèrent, plus rudes et plus adroits à blesser.

Castor-Gris continuait à battre, Croc-Blanc à gronder.

Mais cela ne pouvait pas toujours durer. Il fallait que l’un des deux eût le dernier mot. Ce fut Croc-Blanc qui céda. La peur le reprit. Pour la première fois, il connaissait véritablement la main de l’homme. Les coups de pierres ou de bâton qu’il avait eu déjà l’occasion de recevoir étaient des caresses, comparés aux coups présents. Il se soumit et commença à pleurer et à gémir. Durant un moment, chaque coup tirait une plainte de son gosier. Puis son affolement grandit, et ses cris se succédèrent sans interruption, leur rythme ne gardant plus aucun rapport avec celui de son châtiment.

À la fin, l’Indien arrêta la main qui frappait. Le louveteau pendait à son autre main, sans mouvement, et continuait à crier. Ceci parut satisfaire Castor-Gris, qui jeta rudement Croc-Blanc au fond du canot. Le canot, durant ce temps, s’en était allé au fil de l’eau. Castor-Gris s’avança pour prendre la rame. Le louveteau était sur son passage. Il le frappa barbarement de son pied. La libre nature de Croc-Blanc eut une nouvelle révolte et il enfonça ses dents dans le pied de l’homme, à travers le mocassin qui le chaussait.

Le châtiment déjà reçu n’était rien, comparé à celui qui allait suivre. La colère de Castor-Gris fut aussi terrible que fut grand l’effroi du louveteau. Non seulement la main, mais aussi la dure rame de bois, furent mises en œuvre contre lui, et tout son petit corps était brisé et rompu, quand Castor-Gris le rejeta au fond du canot. Et, cette fois, de propos délibéré, il recommença à le frapper du pied.

Croc-Blanc ne renouvela pas son attaque. Il venait d’apprendre une autre leçon de son esclavage. Jamais, quelle que soit la circonstance, on ne doit mordre le dieu qui est votre seigneur et maître. Son corps est sacré et le toucher des dents est, avec évidence, l’offense impardonnable entre toutes, le crime entre les crimes.

Lorsque le canot eut rejoint le rivage, le louveteau y gisait, gémissant et inerte, attendant la volonté de Castor-Gris. C’était la volonté de Castor-Gris qu’il vînt à terre, et à terre il fut lancé, sans ménagement aucun pour ses meurtrissures. Il rampa en tremblant. Lip-Lip, qui était présent et avait, du rivage, assisté à toute l’affaire, se précipita sur lui, en le voyant si faible, et entra ses dents dans sa chair.

Croc-Blanc était hors d’état de se défendre et il lui serait arrivé malheur, si Castor-Gris, enlevant Lip-Lip d’un solide coup de pied, ne l’avait lancé à distance respectable.

C’était la justice de l’animal-homme qui se manifestait et, même en l’état pitoyable où il se trouvait, le louveteau en éprouva un petit frisson de reconnaissance. Sur les talons de Castor-Gris et jusqu’à sa tente, il boita avec soumission, à travers le camp. Ainsi avait-il appris que le droit au châtiment est une prérogative que les dieux se réservent à eux-mêmes et dénient à toute autre créature au-dessous d’eux.

Pendant la nuit qui succéda, tandis que chacun reposait dans le camp, Croc-Blanc se souvint de sa mère et souffrit en pensant à elle. Il souffrit un peu trop haut et réveilla Castor-Gris, qui le battit. Par la suite, il pleura plus discrètement, lorsque les dieux étaient à portée de l’entendre. Mais, parfois, rôdant seul à l’orée de la forêt, il donnait libre cours à son chagrin, et criait tout haut, en gémissant et en appelant.

Durant la période de sa vie qui suivit, il aurait pu, grâce à la liberté dont il jouissait encore, céder au souvenir de la caverne et du torrent, et s’en retourner dans le Wild. Mais la mémoire de sa mère était la plus forte. Comme les chasses des animaux-hommes les entraînaient loin du camp et les y ramenaient ensuite, peut-être aussi reviendrait-elle un jour. Et il demeurait en esclavage, en soupirant après elle.

Esclavage qui n’était pas entièrement malheureux. Car le louveteau continuait à s’intéresser à beaucoup de choses. Quelque événement imprévu surgissait toujours et les actions étranges auxquelles se livrent les animaux-hommes n’ont pas de fin. Il apprenait, simultanément, comment il convenait de se conduire avec Castor-Gris. Obéissance absolue et soumission en tout lui étaient demandées. En retour, il échappait aux coups et sa vie était tolérable.

De plus, Castor-Gris, parfois, lui donnait lui-même un morceau de viande et, tandis qu’il le mangeait, le défendait contre les autres chiens. Ce morceau de viande prenait, pour Croc-Blanc, une valeur beaucoup plus considérable qu’une douzaine d’autres reçus de la main des femmes. C’était bizarre. Mais cela était.

Jamais Castor-Gris ne caressait. Et cependant (était-ce l’effet du poids de sa main et celui de son pouvoir surnaturel, ou d’autres causes intervenaient-elles, que le louveteau ne réussissait pas à se formuler ?) il était indéniable qu’un certain lien d’attachement se formait entre Croc-Blanc et son rude seigneur.

Sournoisement, par des voies cachées, aussi bien que par la force des pierres volantes, des coups de bâton et des claques de la main, les chaînes du louveteau rivaient autour de lui leur réseau. Les aptitudes inhérentes à son espèce, qui lui avaient, dès l’abord, rendu possible de s’acclimater au foyer de l’homme, étaient susceptibles de perfection. Elles se développèrent dans la vie du camp, au milieu des misères dont elle était faite, et lui devinrent secrètement chères avec le temps. Mais tout ce qui le préoccupait encore, pour le moment, était le chagrin d’avoir perdu Kiche, l’espoir qu’elle reviendrait et la soif de recouvrer un jour la libre existence qui avait été la sienne.

X . La servitude

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Chaque jour était pour Croc-Blanc l’occasion d’une expérience nouvelle. Tout le temps que Kiche resta attachée à son bâton, il courut seul, par tout le camp, quêtant, furetant, s’instruisant. Il fut vite au courant des diverses habitudes des animaux-hommes. Mais la connaissance n’entraîne pas toujours l’admiration. Plus il se familiarisa avec eux, plus aussi il détesta leur supériorité et redouta leur pouvoir mystérieux qui, d’autant qu’il était plus grand, rendait plus menaçante leur divinité.

La déception est souvent donnée à l’homme de voir ses dieux renversés et piétinés sur leurs autels. Mais au loup et au chien sauvage, venus s’accroupir aux pieds de l’homme, cette déconvenue n’arrive jamais. Tandis que nos dieux demeurent invisibles et surnaturels, les vapeurs et les brouillards de notre imagination, nous masquant leur réalité, nous égarant comme des aveugles qui tâtonnent dans le royaume de la pensée, en d’abstraites conceptions de toute-puissance et de beauté suprêmes, le loup et le chien sauvage, assis à notre foyer, trouvent en face d’eux des dieux de chair et d’os, tangibles au toucher, tenant leur place dans le monde et vivant dans le temps comme dans l’espace, pour accomplir leurs actes et leurs fins.

Aucun effort de foi n’est nécessaire pour croire à un tel dieu. Nul écart de la volonté ne peut induire à lui désobéir, ni à le renier. Ce dieu-là se tient debout, immuable sur ses deux jambes de derrière, un gourdin à la main, immensément puissant, livré à toutes les passions, affectueux ou irrité, selon le moment, pouvoir mystérieux enveloppé de chair, de chair qui saigne parfois, à l’instar de celle des autres animaux, et qui est alors plus savoureuse qu’aucune autre à dévorer.

Croc-Blanc subit la loi commune. Les animaux-hommes furent pour lui, dès l’abord, sans erreur possible, les dieux auxquels il était nécessaire de se soumettre. Comme Kiche, sa mère, avait, au premier appel de son nom, repris sa chaîne, il leur voua tout de suite obéissance. Il suivit leurs pas, comme un esclavage fatal. Quand ils marchaient près de lui, il s’écartait pour leur faire place. Lorsqu’ils rappelaient, il accourait. S’ils menaçaient, il se couchait à leurs pieds. Et s’ils lui commandaient de s’en aller, il s’éloignait précipitamment. Car derrière chacun de leurs désirs était le pouvoir immédiat d’en exiger l’exécution. Pouvoir qui s’exprimait lui-même en tapes de la main, en coups de bâton, en pierres volantes et en cinglants coups de fouet.

Il appartenait aux animaux-hommes, comme tous les chiens du campement leur appartenaient. Ses actions étaient à eux, son corps était à eux, pour être battu et piétiné, et pour le supporter sans récrimination. Telle fut la leçon vite apprise par lui. Elle fut dure, étant donné ce qui s’était déjà développé, dans sa propre nature, de force personnelle et d’indépendance. Mais, tandis qu’il prenait en haine cet état de choses nouveau, il apprenait en même temps, et sans le savoir, à l’aimer. C’était, en effet, le souci de sa destinée remis en d’autres mains, un refuge pour les responsabilités de l’existence. Et cela constituait une compensation, car il est toujours plus aisé d’appuyer sa vie sur une autre que de vivre seul.

Il n’arriva pas sans révoltes à s’abandonner ainsi corps et âme, à rejeter le sauvage héritage de sa race et le souvenir du Wild. Il y eut des jours où il rampait sur la lisière de la forêt et y demeurait immobile, écoutant des voix lointaines qui l’appelaient. Puis il s’en retournait vers Kiche, inquiet et malheureux, pour gémir doucement et pensivement près d’elle, pour lui lécher la face, en semblant se plaindre et l’interroger.

Le louveteau avait rapidement appris tous les tenants et aboutissants de la vie du camp. Il connut l’injustice des gros chiens et leur gloutonnerie, quand la viande et le poisson étaient jetés, à l’heure des repas. Il vint à savoir que les hommes étaient d’ordinaire plus justes, les enfants plus cruels, les femmes plus douces et plus disposées à lui lancer un morceau de viande ou d’os. Après deux ou trois aventures fâcheuses avec les mères des tout petits chiens, il se rendit compte qu’il était de bonne politique de laisser celles-ci toujours tranquilles, de se tenir aussi loin d’elles que possible et, en les voyant venir, de les éviter.

Mais le fléau de sa vie était Lip-Lip. Plus âgé, plus grand et plus fort que lui, Lip-Lip avait choisi Croc-Blanc pour son souffre-douleur. Le louveteau se défendait avec vaillance, mais il était out-classed[1].

Son ennemi lui était trop supérieur, et Lip-Lip devint pour lui un vrai cauchemar. Dès qu’il se risquait un peu loin de sa mère, il était sûr de voir apparaître le gredin, qui se mettait à le suivre, en aboyant et en le menaçant, et qui attendait le moment opportun, c’est-à-dire qu’aucun animal-homme ne fût présent, pour s’élancer sur lui et le contraindre au combat. Lip-Lip l’emportait invariablement et s’en glorifiait de façon démesurée. Ces rencontres étaient le meilleur plaisir de sa vie et le perpétuel tourment de celle de Croc-Blanc.

Le louveteau, cependant, n’en fut pas abattu. Si dures que fussent pour lui toutes ces défaites, il ne se soumit pas. Mais la persécution sans fin qu’il subissait eut sur son caractère une influence néfaste. Croc-Blanc devint méchant et sournois. Ce qu’il y avait d’originellement sauvage dans sa nature s’aggrava. Ses poussées joyeuses d’enfant ingénu ne trouvèrent plus d’expression. Jamais il ne lui fut permis de jouer et gambader avec les autres petits chiens du camp. Dès qu’il arrivait auprès auprès d’eux, Lip-Lip, fonçant sur lui, le roulait et le faisait fuir, terrifié, ou, s’il voulait résister, engageait la bataille jusqu’à sa mise en déroute.

Croc-Blanc fut ainsi sevré de beaucoup des joies de son enfance, ce qui le rendit plus vieux que son âge. Il se replia sur lui-même et développa son esprit. Il devint rusé et, dans ses longs moments de far-niente, médita sur les meilleurs moyens de duper et frauder. Empêché de prendre, à la distribution quotidienne, la part qui lui revenait de viande et de poisson, il se transforma en habile voleur. Contraint de s’approvisionner lui-même, il s’en acquittait si bien qu’il devint pour les femmes des Indiens une calamité. Il apprit à ramper dans le camp, comme un serpent, à se montrer avisé, à connaître en toute occasion la meilleure façon de se conduire, à s’informer, par la vue ou l’ouïe, de tout ce qui pouvait l’intéresser, afin de n’être point pris ensuite au dépourvu, et aussi à recourir à mille artifices pour éviter son implacable tyran.

Ce fut au plus fort de cette persécution qu’il joua son premier grand jeu et goûta, grâce aux ressources de son esprit, aux joies savoureuses de la revanche. Comme Kiche, quand elle était avec les loups, avait leurré les chiens, pour les attirer hors du campement des hommes et les envoyer à la mort, ainsi le louveteau, par une manœuvre à peu près semblable, réussit à attirer Lip-Lip sous la mâchoire vengeresse de Kiche. Battant en retraite, tout en combattant, Croc-Blanc entraîna son ennemi à sa suite, ici, puis là, parmi les différentes tentes du camp. C’était un excellent coureur, plus rapide qu’aucun autre petit chien de sa taille et plus alerte que Lip-Lip. Sans donner toutefois toute sa vitesse, il se contenta de garder la distance nécessaire, celle d’un bond environ, entre lui et son poursuivant.

Lip-Lip, excité par la chasse et par l’approche imminente de la victoire, perdit toute prudence et oublia l’endroit où il se trouvait. Quand il s’en rendit compte, il était trop tard. Après avoir traversé, à fond de train, une dernière tente, il tomba en plein sur Kiche, attachée à son bâton. Il jeta un cri de stupeur, mais déjà les crocs justiciers se refermaient sur lui. Quoique Kiche fût liée, il lui fut impossible de se dégager d’elle. Elle le mit sur le dos, les pattes en l’air, de manière à l’empêcher de fuir, tout en le déchirant et lacérant. Quand il parvint enfin à se rouler hors de sa portée, il se remit sur ses pieds, en un affreux désordre, blessé à la fois dans son corps et dans sa pensée. Sa fourrure pendait autour de lui, en touffes humides, que les dents baveuses de la louve avaient tordues. Il demeura là où il s’était relevé et, ouvrant largement sa petite gueule, éclata en une longue et lamentable plainte de chien battu. Mais il n’eut pas le temps d’achever sa lamentation. Croc-Blanc, fondant sur lui, lui planta ses crocs dans son train de derrière. Il n’avait plus de force pour combattre et honteusement se sauva vers sa tente, talonné par son ancienne victime, qui s’acharnait à ses trousses. Quand il eut rejoint son domicile, les femmes vinrent à son secours et le louveteau, transformé en démon, fut finalement chassé par elles, en une fusillade de cailloux.

Le jour vint où Castor-Gris, décidant que Kiche était réhabituée à la vie des hommes, la délia. Croc-Blanc fut ravi que la liberté fût rendue à sa mère. Il l’accompagna joyeusement au milieu du camp et, voyant qu’il demeurait à ses côtés, Lip-Lip conserva entre eux deux une distance respectueuse. Le louveteau avait beau se hérisser à son approche et marcher en raidissant les pattes, Lip-Lip ignorait le défi. Quelle que fût sa soif de vengeance, il était trop sage pour accepter le combat dans de telles conditions et préférait attendre le jour où il se rencontrerait à nouveau en tête à tête avec Croc-Blanc.

Ce même jour, le louveteau et sa mère s’en vinrent rôder à la lisière de la forêt qui avoisinait le camp. Croc-Blanc y avait amené Kiche, pas à pas, l’entraînant en avant, quand elle hésitait. Le torrent, la caverne et la forêt tranquille l’appelaient, et il continua ses efforts pour qu’elle le suivît plus loin. Il courait quelques pas, puis s’arrêtait et regardait en arrière. Mais elle ne bougeait plus. Il gémit plaintivement et gronda, en courant de droite et de gauche, sous les taillis. Puis il revint vers elle, lui lécha le museau et se reprit à courir loin d’elle. Elle ne bougea toujours pas. Alors il rebroussa chemin et la regarda avec une supplication ardente de ses yeux, qui tomba quand il vit Kiche détourner la tête et porter sa vue vers le camp.

La voix intérieure qui l’appelait là-bas, dans la vaste solitude, sa mère l’entendait comme lui. les animaux, le loup a seul entendu, le loup et le chien sauvage, qui sont frères. Kiche, s’étant tournée, se mit à trotter lentement vers le camp. Plus solide que le lien matériel du bâton qui l’avait attachée était sur elle l’emprise de l’homme. Invisibles et mystérieux, les dieux la maintenaient en leur pouvoir et refusaient de la lâcher.

Croc-Blanc se coucha sous un bouleau et pleura doucement. L’odeur pénétrante des sapins, la senteur subtile des bois imprégnaient l’atmosphère et remémoraient au louveteau son ancienne vie de liberté, avant les jours de servitude. Mais plus que l’appel du Wild, plus que celui de l’homme, l’attirance de sa mère était puissante sur lui, car si jeune était-il encore. L’heure de son indépendance n’était pas arrivée. Il se releva, désolé, et trotta lui aussi vers le camp, faisant halte, une fois ou deux, pour s’asseoir par terre, gémir et écouter la voix qui chantait au fond de la forêt.

Le temps qu’il est donné à une mère de demeurer avec ses petits n’est pas bien long dans le Wild. Sous la domination de l’homme, il est souvent plus court encore. Ainsi en fut-il pour Croc-Blanc. Castor-Gris se trouvait être le débiteur de Trois-Aigles, qui était sur le point d’entreprendre une course du fleuve Mackenzie au Grand Lac de l’Esclave. Une bande de toile écarlate, une peau d’ours, vingt cartouches et Kiche remboursèrent sa dette.

Le louveteau vit sa mère emmenée à bord du canot de Trois-Aigles et tenta d’aller vers elle. Un coup qu’il reçut de l’Indien le repoussa à terre. Le canot s’éloigna. Il s’élança dans l’eau et nagea à sa suite, sourd aux cris d’appel de Castor-Gris. Dans la terreur où il était de perdre sa mère, il en avait oublié le pouvoir même d’un animal-homme et d’un dieu.

Mais les dieux sont accoutumés à être obéis et Castor-Gris, irrité, lança un autre canot à la poursuite de Croc-Blanc. Après l’avoir rejoint, il le saisit par la peau du cou et l’éleva hors de l’eau. Il ne le déposa pas d’abord dans le canot. Le tenant d’une main suspendu, il lui administra de l’autre une solide râclée. Oui, pour une râclée, c’en fut une. Lourde était la main, chaque coup visait à blesser, et les coups pleuvaient, innombrables.

Frappé tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, Croc-Blanc oscillait, en avant, en arrière, comme un balancier de pendule frénétique et désordonné. Les impressions qu’il éprouva furent diverses. À la première surprise succéda l’effroi, pendant un instant, au contact répété de la main qui le frappait. Mais la peur fit bientôt place à la colère. La libre nature du louveteau prit le dessus. Il montra les dents et osa gronder à la face du dieu courroucé. Le dieu s’en exaspéra davantage. Les coups redoublèrent, plus rudes et plus adroits à blesser.

Castor-Gris continuait à battre, Croc-Blanc à gronder.

Mais cela ne pouvait pas toujours durer. Il fallait que l’un des deux eût le dernier mot. Ce fut Croc-Blanc qui céda. La peur le reprit. Pour la première fois, il connaissait véritablement la main de l’homme. Les coups de pierres ou de bâton qu’il avait eu déjà l’occasion de recevoir étaient des caresses, comparés aux coups présents. Il se soumit et commença à pleurer et à gémir. Durant un moment, chaque coup tirait une plainte de son gosier. Puis son affolement grandit, et ses cris se succédèrent sans interruption, leur rythme ne gardant plus aucun rapport avec celui de son châtiment.

À la fin, l’Indien arrêta la main qui frappait. Le louveteau pendait à son autre main, sans mouvement, et continuait à crier. Ceci parut satisfaire Castor-Gris, qui jeta rudement Croc-Blanc au fond du canot. Le canot, durant ce temps, s’en était allé au fil de l’eau. Castor-Gris s’avança pour prendre la rame. Le louveteau était sur son passage. Il le frappa barbarement de son pied. La libre nature de Croc-Blanc eut une nouvelle révolte et il enfonça ses dents dans le pied de l’homme, à travers le mocassin qui le chaussait.

Le châtiment déjà reçu n’était rien, comparé à celui qui allait suivre. La colère de Castor-Gris fut aussi terrible que fut grand l’effroi du louveteau. Non seulement la main, mais aussi la dure rame de bois, furent mises en œuvre contre lui, et tout son petit corps était brisé et rompu, quand Castor-Gris le rejeta au fond du canot. Et, cette fois, de propos délibéré, il recommença à le frapper du pied.

Croc-Blanc ne renouvela pas son attaque. Il venait d’apprendre une autre leçon de son esclavage. Jamais, quelle que soit la circonstance, on ne doit mordre le dieu qui est votre seigneur et maître. Son corps est sacré et le toucher des dents est, avec évidence, l’offense impardonnable entre toutes, le crime entre les crimes.

Lorsque le canot eut rejoint le rivage, le louveteau y gisait, gémissant et inerte, attendant la volonté de Castor-Gris. C’était la volonté de Castor-Gris qu’il vînt à terre, et à terre il fut lancé, sans ménagement aucun pour ses meurtrissures. Il rampa en tremblant. Lip-Lip, qui était présent et avait, du rivage, assisté à toute l’affaire, se précipita sur lui, en le voyant si faible, et entra ses dents dans sa chair.

Croc-Blanc était hors d’état de se défendre et il lui serait arrivé malheur, si Castor-Gris, enlevant Lip-Lip d’un solide coup de pied, ne l’avait lancé à distance respectable.

C’était la justice de l’animal-homme qui se manifestait et, même en l’état pitoyable où il se trouvait, le louveteau en éprouva un petit frisson de reconnaissance. Sur les talons de Castor-Gris et jusqu’à sa tente, il boita avec soumission, à travers le camp. Ainsi avait-il appris que le droit au châtiment est une prérogative que les dieux se réservent à eux-mêmes et dénient à toute autre créature au-dessous d’eux.

Pendant la nuit qui succéda, tandis que chacun reposait dans le camp, Croc-Blanc se souvint de sa mère et souffrit en pensant à elle. Il souffrit un peu trop haut et réveilla Castor-Gris, qui le battit. Par la suite, il pleura plus discrètement, lorsque les dieux étaient à portée de l’entendre. Mais, parfois, rôdant seul à l’orée de la forêt, il donnait libre cours à son chagrin, et criait tout haut, en gémissant et en appelant.

Durant la période de sa vie qui suivit, il aurait pu, grâce à la liberté dont il jouissait encore, céder au souvenir de la caverne et du torrent, et s’en retourner dans le Wild. Mais la mémoire de sa mère était la plus forte. Comme les chasses des animaux-hommes les entraînaient loin du camp et les y ramenaient ensuite, peut-être aussi reviendrait-elle un jour. Et il demeurait en esclavage, en soupirant après elle.

Esclavage qui n’était pas entièrement malheureux. Car le louveteau continuait à s’intéresser à beaucoup de choses. Quelque événement imprévu surgissait toujours et les actions étranges auxquelles se livrent les animaux-hommes n’ont pas de fin. Il apprenait, simultanément, comment il convenait de se conduire avec Castor-Gris. Obéissance absolue et soumission en tout lui étaient demandées. En retour, il échappait aux coups et sa vie était tolérable.

De plus, Castor-Gris, parfois, lui donnait lui-même un morceau de viande et, tandis qu’il le mangeait, le défendait contre les autres chiens. Ce morceau de viande prenait, pour Croc-Blanc, une valeur beaucoup plus considérable qu’une douzaine d’autres reçus de la main des femmes. C’était bizarre. Mais cela était.

Jamais Castor-Gris ne caressait. Et cependant (était-ce l’effet du poids de sa main et celui de son pouvoir surnaturel, ou d’autres causes intervenaient-elles, que le louveteau ne réussissait pas à se formuler ?) il était indéniable qu’un certain lien d’attachement se formait entre Croc-Blanc et son rude seigneur.

Sournoisement, par des voies cachées, aussi bien que par la force des pierres volantes, des coups de bâton et des claques de la main, les chaînes du louveteau rivaient autour de lui leur réseau. Les aptitudes inhérentes à son espèce, qui lui avaient, dès l’abord, rendu possible de s’acclimater au foyer de l’homme, étaient susceptibles de perfection. Elles se développèrent dans la vie du camp, au milieu des misères dont elle était faite, et lui devinrent secrètement chères avec le temps. Mais tout ce qui le préoccupait encore, pour le moment, était le chagrin d’avoir perdu Kiche, l’espoir qu’elle reviendrait et la soif de recouvrer un jour la libre existence qui avait été la sienne.



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