Lorsque la louve avait commencé à aller chasser au dehors, elle avait dû laisser derrière elle le louveteau et l’abandonner à lui-même. Non seulement elle lui avait inculqué, à coups de nez et à coups de patte, l’interdiction de s’approcher de l’entrée de la caverne, mais une crainte spontanée était intervenue chez lui, pour le détourner de sortir. Jamais, dans la courte vie qu’il avait vécue dans la tanière, il n’avait rien rencontré qui pût l’effrayer, et cependant la crainte était en lui. Elle lui venait d’un atavisme ancestral et lointain, à travers des milliers et des milliers de vies. C’était un héritage qu’il tenait directement de son père et de la louve, mais ceux-ci l’avaient, à leur tour, reçu par échelons successifs de toutes les générations de loups disparues avant eux. Crainte ! Legs du Wild, auquel nul animal ne peut se soustraire !

Bref, le louveteau gris connut la crainte avant de savoir de quelle étoffe elle était faite. Sans doute la mettait-il au nombre des inévitables restrictions de l’existence, dont il avait eu déjà la notion. Son dur emprisonnement dans la caverne, la rude bousculade de sa mère quand il se risquait à vouloir sortir, la faim inapaisée de plusieurs famines, autant de choses qui lui avaient enseigné que tout n’est pas liberté dans le monde, qu’il y a pour la vie des limites et des contraintes. Obéir à cette loi, c’était échapper aux coups et travailler pour son bonheur. Sans raisonner comme l’eût fait un homme, il se contentait d’une classification simpliste : ce qui heurte et ce qui ne heurte pas, et, en conclusion, éviter ce qui est classé dans la première catégorie, afin de pouvoir jouir de ce qui est classé dans la seconde.

Tant par soumission à sa mère que par cette crainte imprécise et innommée qui pesait sur lui, il se tenait donc éloigné de l’ouverture de la caverne, qui demeurait pour lui un blanc mur de lumière. Quand la louve était absente, il dormait la plupart du temps. Dans les intervalles de son sommeil, il restait très tranquille, réprimant les cris plaintifs qui lui gonflaient la gorge et contractaient son museau.

Une fois, comme il était couché tout éveillé, il entendit un son bizarre, qui venaient du mur blanc. C’était un glouton[1] qui, tremblant de sa propre audace, se tenait sur le seuil de la caverne, reniflant avec précaution ce que celle-ci pouvait contenir. Le louveteau, ignorant du glouton, savait seulement que ce reniflement était étrange, qu’il était quelque chose de non classé et, par suite, un inconnu redoutable. Car l’inconnu est un des principaux éléments de la peur. Le poil se hérissa sur le dos du louveteau gris, mais il se hérissa en silence, tangible expression de son effroi. Pourtant, quoique au paroxysme de la terreur, le louveteau demeurait couché, sans faire un mouvement ni aucun bruit, glacé, pétrifié dans son immobilité, mort en apparence. Sa mère, rentrant au logis, se mit à gronder en sentant la trace du glouton et bondit dans la caverne. Elle lécha son petit et le pétrit du nez, avec une véhémence inaccoutumée d’affection. Le louveteau comprit vaguement qu’il avait échappé à un grand et mauvais danger.

D’autres forces contraires étaient aussi en gestation chez le louveteau, dont la principale était la poussée de croître et de vivre. L’instinct et la loi commandaient d’obéir. Croître et vivre lui inculquaient la désobéissance, car la vie, c’est la recherche de la lumière, et nulle défense ne pouvait tenir contre ce flux qui montait en lui, avec chaque bouchée de viande qu’il avalait, chaque bouffée d’air aspirée. Si bien qu’à la fin crainte et obéissance se trouvèrent balayées, et le louveteau rampait vers l’ouverture de la caverne.

Différent des autres murs dont il avait fait l’expérience, le mur de lumière semblait reculer devant lui, à mesure qu’il en approchait. Nulle surface dure ne froissait le tendre petit museau qu’il avançait prudemment. La substance du mur semblait perméable et bienveillante. Il entrait dedans, il se baignait dans ce qu’il avait cru de la matière.

Il en était tout confondu. À mesure qu’il rampait à travers ce qui lui avait paru une substance solide, la lumière devenait plus luisante. La crainte l’incitait à revenir en arrière, mais la poussée de vivre l’entraînait en avant. Soudain, il se trouva au débouché de la caverne. Le mur derrière lequel il s’imaginait captif avait sauté devant lui et reculé à l’infini. En même temps, l’éclat de la lumière se faisait cruel et l’éblouissait, tandis qu’il était comme ahuri par cette abrupte et effrayante extension de l’espace. Automatiquement, ses yeux s’ajustèrent à la clarté et mirent au point la vision des objets dans la distance accrue. Et non seulement le mur avait glissé devant ses yeux, mais son aspect s’était aussi modifié. C’était maintenant un mur tout bariolé, se composant des arbres qui bordaient le torrent, de la montagne opposée, qui dominait les arbres, et du ciel, qui dominait la montagne.

Une nouvelle crainte s’abattit sur le louveteau, car tout ceci était, encore plus, du terrible inconnu. S’accroupissant sur le rebord de la caverne, il regarda le monde. Ses poils se dressèrent et, devant cette hostilité qu’il soupçonnait, ses lèvres contractées laissèrent échapper un grondement féroce et menaçant. De sa petitesse et de sa frayeur, il jetait son défi à l’immense univers.

Rien ne se passait d’anormal. Il continuait à regarder et, intéressé, il en oubliait de gronder. Il oublia aussi qu’il avait peur. Ce furent d’abord les objets les plus rapprochés de lui qu’il remarqua : une partie découverte du torrent, qui étincelait au soleil ; un sapin desséché, encore debout, qui se dressait en bas de la pente du ravin, et cette pente elle-même, qui montait droit jusqu’à lui et s’arrêtait à deux pieds du rebord de la caverne, où il était accroupi.

Le louveteau, jusqu’à maintenant, avait toujours vécu sur un sol plat. N’en ayant jamais fait l’expérience, il ignorait ce qu’était une chute. Ayant donc désiré s’avancer plus loin, il se mit hardiment à marcher dans le vide. Ses pattes de devant se posèrent sur l’air, tandis que celles de derrière demeuraient en place. En sorte qu’il tomba, la tête en bas. Le sol le heurta fortement au museau, lui tirant un gémissement. Puis il commença à rouler vers le bas de la pente, en tournant sur lui-même. Une terreur folle s’empara de lui. L’Inconnu l’avait brutalement saisi et ne le lâchait plus ; sans doute allait-il le briser, en quelque catastrophe effroyable. La crainte avait mis, du coup, la poussée vitale en déroute et le louveteau jappait comme un petit chien apeuré.

Mais la pente devenait peu à peu moins raide. La base en était couverte de gazon et le louveteau arriva finalement à un terre-plein, où il s’arrêta. Il jeta un dernier gémissement d’agonie, puis un long cri d’appel. Après quoi, comme un acte des plus naturels et qu’il eût accompli maintes fois déjà dans sa vie, il procéda à sa toilette, se léchant avec soin, pour se débarrasser de l’argile qui le souillait. Cette opération terminée, il s’assit sur son train de derrière et recommença à regarder autour de lui, comme pourrait le faire le premier homme qui débarquerait sur la planète Mars.

Le louveteau avait brisé le mur du monde. L’Inconnu avait pour lui desserré son étreinte. Il était là, sans aucun mal. Mais le premier homme débarqué sur Mars se fût aventuré en ce monde nouveau moins tranquillement que ne fit l’animal. Sans préjugé ni connaissance aucune de ce qui pouvait exister, le louveteau s’improvisait un parfait explorateur.

Il était tout à la curiosité. Il examinait l’herbe qui le portait, les mousses et les plantes qui l’entouraient. Il inspectait le tronc mort du sapin, qui s élevait en bordure de la clairière. Un écureuil, qui courait autour du tronc bosselé, vint le heurter en plein, ce qui lui fut un renouveau de frayeur. Il se recula et gronda. Mais l’écureuil avait eu non moins peur que lui et escalada rapidement le faîte de l’arbre, d’où il se mit à pousser des piaulements sauvages.

Le louveteau en reprit courage et, en dépit d’un pivert qu’il rencontra et qui lui donna le frisson, il poursuivit son chemin avec confiance. Telle était cette confiance en lui qu’un oiseau-des-élans[2] s’étant imprudemment abattu sur sa tête, il n’hésita pas à le vouloir chasser de la patte. Son geste lui valut un bon coup de bec sur le nez, et il en tomba sur son derrière, en hurlant. Ses hurlements effarèrent à son tour l’oiseau-des-élans, qui se sauva à tire-d’aile.

Le louveteau prenait de l’expérience. Son jeune esprit, tout embrumé, se livrait à une inconsciente classification. Il y avait des choses vivantes et des choses non vivantes. Des premières il convenait de se garder. Les secondes demeuraient toujours à la même place, tandis que les autres allaient et venaient, et l’on ignorait ce que l’on en pouvait attendre. À cet inattendu il convenait d’être prêt.

Il cheminait avec maladresse. Une branche, dont il avait mal calculé la distance, lui heurtait l’œil, l’instant d’après, on lui raclait les côtes. Le sol inégal le faisait choir en avant ou en arrière ; il se cognait la tête ou se tordait la patte. C’étaient ensuite les cailloux et les pierrailles, qui basculaient sous lui, quand il marchait dessus, et il en conclut que les choses non vivantes n’ont pas toutes la même fixité que les parois de sa caverne, puis encore que les menus objets sont moins stables que les gros. Mais chacune de ces mésaventures continuait son éducation. Il s’ajustait mieux, à chaque pas, au monde ambiant.

C’était la joie d’un début. Né pour être un chasseur de viande (quoiqu’il l’ignorât), il tomba à l’improviste sur de la viande, dès son premier pas dans l’univers. Une chance imprévue, issue d’un pas de clerc de sa part, le mit en présence d’un nid de ptarmigans, pourtant admirablement caché, et le fit, à la lettre, choir dedans. Il s’était essayé à marcher sur un arbre déraciné, dont le tronc était couché sur le sol. L’écorce pourrie céda sous ses pas. Avec un jappement angoissé, il culbuta sur le revers de l’arbre et brisa dans sa chute les branches feuillues d’un petit buisson, au cœur duquel il se retrouva par terre, au beau milieu de sept petits poussins de ptarmigans. Ceux-ci se mirent à piailler et le louveteau, d’abord, en eut peur. Bientôt il se rendit compte de leur petitesse et il s’enhardit. Les poussins s’agitaient. Il posa sa patte sur l’un d’eux et les mouvements s’accentuèrent. Ce lui fut une satisfaction. Il flaira le poussin, puis le prit dans sa gueule ; l’oiseau se débattit et lui pinça la langue avec son bec. En même temps, le louveteau avait éprouvé la sensation de la faim. Ses mâchoires se rejoignirent. Les os fragiles craquèrent et du sang chaud coula dans sa bouche. Le goût en était bon. La viande était semblable à celle que lui apportait sa mère, mais était vivante entre ses dents et, par conséquent, meilleure. Il dévora donc le petit ptarmigan, et ainsi des autres, jusqu’à ce qu’il eût mangé toute la famille. Alors il se pourlécha les lèvres, comme il avait vu faire à sa mère, puis il commença à ramper, pour sortir du nid.

Un tourbillon emplumé vint à sa rencontre. C’était la mère-ptarmigan. Ahuri par cette avalanche, aveuglé par le battement des ailes irritées, il cacha sa tête entre ses pattes et hurla. Les coups allèrent croissant. L’oiseau était au paroxysme de la fureur. Si bien qu’à la fin la colère le prit aussi. Il se redressa, gronda, puis frappa des pattes et enfonça ses dents menues dans une des ailes de son adversaire, qu’il se mit à secouer avec vigueur. Le ptarmigan continua à lutter, en le fouettant de son aile libre. C’était la première bataille du louveteau. Dans son exaltation, il oubliait tout de l’Inconnu. Tout sentiment de peur s’était évanoui. Il luttait pour sa défense, contre une chose vivante, qu’il déchirait et qui était aussi de la viande bonne à manger. Le bonheur de tuer était en lui. Après avoir détruit de petits êtres vivants, il voulait maintenant en détruire un grand. Il était trop affairé et trop heureux pour savoir qu’il était heureux. Frémissant, il s’enivrait de marcher dans une voie nouvelle, où s’élargissait tout son passé.

Tout en grondant entre ses dents serrées, il tenait ferme l’aile de la mère-ptarmigan, qui le traîna hors du buisson, puis essaya de l’y repousser, afin de s’y mettre à l’abri, tandis qu’il, la tirait à son tour vers l’espace libre. Les plumes volaient comme une neige. Au bout de quelques instants, l’oiseau parut cesser la lutte. Il le tenait encore par l’aile, et tous deux, aplatis sur le sol, se regardèrent. Le ptarmigan le piqua du bec sur son museau endolori déjà dans les précédentes aventures. Il ferma les yeux, sans lâcher prise. Les coups de bec redoublèrent sur le malheureux museau. Alors il tenta de reculer. Mais, oubliant qu’il tenait l’aile dans sa mâchoire, il emmenait à sa suite le ptarmigan et la pluie de coups tombait de plus en plus drue. Le flux belliqueux s’éteignit chez le louveteau qui, relâchant sa proie, tourna casaque et décampa, en une peu glorieuse retraite.

Il se coucha, pour se reposer, non loin du buisson, la langue pendante, la poitrine haletante, son museau endolori lui arrachant de perpétuels gémissements. Comme il gisait là, il éprouva soudain la sensation que quelque chose de terrible était suspendu dans l’air, au-dessus de sa tête. L’Inconnu, avec toutes ses terreurs, l’envahit et, instinctivement, il recula sous le couvert d’un buisson voisin. En même temps, un grand souffle l’éventait et un corps ailé passa rapidement près de lui, sinistre et silencieux. Un faucon, tombant des hauteurs bleues, l’avait manqué de bien peu.

Pantelant, mais remis de son émotion, le louveteau épia craintivement ce qui advenait. De l’autre côté de la clairière, la mère ptarmigan voletait au-dessus du nid ravagé. La douleur de cette perte l’empêchait de prendre garde au trait ailé du ciel. Le louveteau, et ce fut pour lui, à l’avenir, une leçon, vit la plongée du faucon, qui passa comme un éclair, ses serres entrées dans le corps du ptarmigan, les soubresauts de la victime, en un cri d’agonie, et l’oiseau vainqueur qui remontait dans le bleu, emportant avec lui sa proie.

Ce ne fut que longtemps après que le louveteau quitta son refuge. Il avait beaucoup appris. Les choses vivantes étaient de la viande et elles étaient bonnes à manger. Mais aussi les choses vivantes, quand elles étaient assez grosses, pouvaient donner des coups ; il valait mieux en manger de petites, comme les poussins du ptarmigan, que de grosses, comme la poule ptarmigan, que le faucon avait cependant emportée. Peut-être y avait-il d’autres ptarmigans. Il voulut aller et voir.

Il arriva à la berge du torrent. Jamais auparavant, il n’avait vu d’eau. Se promener sur cette eau paraissait bon, car on ne percevait à sa surface nulle irrégularité. Il avança, pour y marcher, et s’enfonça, hurlant d’effroi, repris une fois encore par la tenaille de l’Inconnu[3]. C’était froid et il étouffait. Il ouvrit la bouche pour respirer. L’eau se précipita dans ses poumons, au lieu de l’air qui avait coutume de répondre à l’acte respiratoire. La suffocation qu’il éprouvait était pour lui l’angoisse de la mort ; elle était, lui semblait-il, la mort même. De celle-ci il n’avait pas une conscience exacte, mais, comme tout animal du Wild, il en possédait l’instinct. Cette épreuve lui parut le plus imprévu des chocs qu’il avait encore supportés, l’essence de l’Inconnu et la somme de ses terreurs, la suprême catastrophe qui dépassait son imagination et dont, ignorant tout, il redoutait tout.

Revenu cependant à la surface, il sentit l’air bienfaisant lui entrer dans la bouche. Sans se laisser couler à nouveau et tout à fait comme si cet acte eût été chez lui une vieille habitude, il fit aller et venir ses pattes et commença à nager. La berge qu’il avait quittée, et qui était la plus proche de lui, se trouvait à un yard de distance. Mais, remonté à la surface, le dos tourné à cette berge, ce fut la berge opposée qui frappa d’abord son regard et vers laquelle il nagea. Le torrent, peu important en lui-même, s’élargissait à, cet endroit, en un bassin tranquille d’une centaine de pieds, au milieu duquel le courant continuait sa course et, happant au passage le louveteau, l’entraîna. Maintenant nager ne servait plus à rien. L’eau calme, devenue soudain furieuse, le roulait avec elle, tantôt au fond du torrent, tantôt à la surface. Emporté, retourné sens dessus dessous, encore et encore lancé contre les rochers, il gémissait lamentablement à chaque heurt qui marquait sa course.

Plus bas et succédant au rapide, s’étendait un second bassin, aussi paisible que le premier, et où le louveteau, porté par le flot, était finalement déposé sur le lit de gravier de la berge. Il s’y ébroua avec frénésie. Son éducation sur le monde s’était enrichie d’une leçon de plus. L’eau n’était pas vivante et cependant elle se mouvait. Elle paraissait aussi solide que la terre, mais elle n’était pas du tout solide. Conclusion : les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être ; il convient, en dépit de leur apparence, d’être, à leur encontre, en un perpétuel soupçon, de ne jamais s’y reposer avant d’en avoir vérifié la réalité. La crainte de l’Inconnu, qui était chez lui une défiance héréditaire, se renforçait désormais de l’expérience acquise.

Une autre aventure l’attendait encore, ce jour-là. Il avait remarqué que rien dans le monde n’était pour lui l’équivalence de sa mère, et il sentait le désir d’elle. Comme son corps, son petit cerveau était las. Il avait eu à supporter plus de luttes et de peines en ce seul jour qu’en tous ceux qu’il avait vécus jusqu’alors. De plus, il tombait de sommeil. Aussi se mit-il en route, en proie à une impression de solitude et de cruel abandon, afin de regagner la caverne et d’y retrouver sa mère.

Il rampait sous quelques broussailles, quand il entendit un cri aigu et qui l’intimida fort. Une lueur jaunâtre passa en même temps, rapide, devant ses yeux. Il regarda et aperçut une belette. C’était une petite chose vivante, dont il pensa qu’il n’y avait pas à avoir peur. Plus près de lui, presque entre ses pattes, se mouvait une autre chose vivante, celle-là extrêmement petite, longue seulement de quelques pouces, une jeune belette qui, comme lui-même, désobéissant à sa mère, s’en allait à l’aventure. À son aspect elle essaya de s’échapper. Mais il la retourna d’un coup de patte. Elle fit entendre alors un cri bizarre et strident, auquel répondit le cri aigu de tout à l’heure, et une seconde n’était pas écoulée que la lueur jaune reparaissait devant les yeux du louveteau. Il perçut simultanément un choc, sur le côté du cou, et sentit les dents acérées de la mère-belette qui s’enfonçaient dans sa chair.

Tandis qu’il glapissait et geignait, et se jetait en arrière, la mère-belette sauta sur sa progéniture et disparut avec elle dans l’épaisseur du fourré. Le louveteau sentait moins la douleur de sa blessure que l’étonnement de cette agression. Quoi ? Cette mère-belette était si petite et si féroce ? Il ignorait que, relativement à sa taille et à son poids, la belette était le plus vindicatif et le plus redoutable de tous les tueurs du Wild, mais il n’allait pas tarder à l’apprendre à ses dépens.

Il gémissait encore lorsque revint la mère-belette. Maintenant que sa progéniture était en sûreté, elle ne bondit pas sur lui. Elle approchait avec précaution, et le louveteau eut tout le temps d’observer son corps mince et long, onduleux comme celui du serpent, dont elle avait également la tête ardente et dressée. Son cri aigu et agressif fit se hérisser les poils sur le dos du louveteau, tandis qu’il grondait, menaçant lui aussi. Elle approcha plus près, plus près encore. Puis il y eut un saut, si rapide que la vue inexercée du louveteau ne put le suivre, et le mince corps jaune disparut, durant un moment, du champ de son regard. Mais déjà la belette s’était attachée à sa gorge, ensevelissant ses dents dans le poil et dans la chair.

Il tenta d’abord de gronder et de combattre, mais il était trop jeune et c’était sa première sortie dans le monde. Son grondement se mua en plainte, son combat en efforts pour s’échapper. La belette ne détendait pas sa morsure. Suspendue à cette gorge, elle la fouillait des dents, pour y trouver la grosse veine où bouillonnait le sang de la vie, car c’était là surtout qu’elle aimait à le boire.

Le louveteau allait mourir et nous n’aurions pas eu à raconter son histoire, si la mère-louve n’était accourue, bondissant à travers les broussailles. La belette, laissant le louveteau, s’élança à la gorge de la louve, la manqua, mais s’attacha à sa mâchoire. La louve, secouant sa tête en coup de fouet, fit lâcher prise à la belette, la projeta violemment en l’air et, avant que le mince corps jaune fût retombé, elle le happa au passage Ses crocs se refermèrent sur lui, comme un étau, dàns lequel la belette connut la mort.

Ce fut, pour le louveteau, l’occasion d’un nouvel accès d’affection de sa mère. Elle le flairait, le caressait et léchait les blessures causées par les dents de la belette. Sa joie de le retrouver semblait même plus grande que sa joie à lui d’avoir été retrouvé. Mère et petit mangèrent la buveuse de sang, puis ils s’en revinrent à la caverne, où ils s’endormirent.

VII . Le mur du monde

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Lorsque la louve avait commencé à aller chasser au dehors, elle avait dû laisser derrière elle le louveteau et l’abandonner à lui-même. Non seulement elle lui avait inculqué, à coups de nez et à coups de patte, l’interdiction de s’approcher de l’entrée de la caverne, mais une crainte spontanée était intervenue chez lui, pour le détourner de sortir. Jamais, dans la courte vie qu’il avait vécue dans la tanière, il n’avait rien rencontré qui pût l’effrayer, et cependant la crainte était en lui. Elle lui venait d’un atavisme ancestral et lointain, à travers des milliers et des milliers de vies. C’était un héritage qu’il tenait directement de son père et de la louve, mais ceux-ci l’avaient, à leur tour, reçu par échelons successifs de toutes les générations de loups disparues avant eux. Crainte ! Legs du Wild, auquel nul animal ne peut se soustraire !

Bref, le louveteau gris connut la crainte avant de savoir de quelle étoffe elle était faite. Sans doute la mettait-il au nombre des inévitables restrictions de l’existence, dont il avait eu déjà la notion. Son dur emprisonnement dans la caverne, la rude bousculade de sa mère quand il se risquait à vouloir sortir, la faim inapaisée de plusieurs famines, autant de choses qui lui avaient enseigné que tout n’est pas liberté dans le monde, qu’il y a pour la vie des limites et des contraintes. Obéir à cette loi, c’était échapper aux coups et travailler pour son bonheur. Sans raisonner comme l’eût fait un homme, il se contentait d’une classification simpliste : ce qui heurte et ce qui ne heurte pas, et, en conclusion, éviter ce qui est classé dans la première catégorie, afin de pouvoir jouir de ce qui est classé dans la seconde.

Tant par soumission à sa mère que par cette crainte imprécise et innommée qui pesait sur lui, il se tenait donc éloigné de l’ouverture de la caverne, qui demeurait pour lui un blanc mur de lumière. Quand la louve était absente, il dormait la plupart du temps. Dans les intervalles de son sommeil, il restait très tranquille, réprimant les cris plaintifs qui lui gonflaient la gorge et contractaient son museau.

Une fois, comme il était couché tout éveillé, il entendit un son bizarre, qui venaient du mur blanc. C’était un glouton[1] qui, tremblant de sa propre audace, se tenait sur le seuil de la caverne, reniflant avec précaution ce que celle-ci pouvait contenir. Le louveteau, ignorant du glouton, savait seulement que ce reniflement était étrange, qu’il était quelque chose de non classé et, par suite, un inconnu redoutable. Car l’inconnu est un des principaux éléments de la peur. Le poil se hérissa sur le dos du louveteau gris, mais il se hérissa en silence, tangible expression de son effroi. Pourtant, quoique au paroxysme de la terreur, le louveteau demeurait couché, sans faire un mouvement ni aucun bruit, glacé, pétrifié dans son immobilité, mort en apparence. Sa mère, rentrant au logis, se mit à gronder en sentant la trace du glouton et bondit dans la caverne. Elle lécha son petit et le pétrit du nez, avec une véhémence inaccoutumée d’affection. Le louveteau comprit vaguement qu’il avait échappé à un grand et mauvais danger.

D’autres forces contraires étaient aussi en gestation chez le louveteau, dont la principale était la poussée de croître et de vivre. L’instinct et la loi commandaient d’obéir. Croître et vivre lui inculquaient la désobéissance, car la vie, c’est la recherche de la lumière, et nulle défense ne pouvait tenir contre ce flux qui montait en lui, avec chaque bouchée de viande qu’il avalait, chaque bouffée d’air aspirée. Si bien qu’à la fin crainte et obéissance se trouvèrent balayées, et le louveteau rampait vers l’ouverture de la caverne.

Différent des autres murs dont il avait fait l’expérience, le mur de lumière semblait reculer devant lui, à mesure qu’il en approchait. Nulle surface dure ne froissait le tendre petit museau qu’il avançait prudemment. La substance du mur semblait perméable et bienveillante. Il entrait dedans, il se baignait dans ce qu’il avait cru de la matière.

Il en était tout confondu. À mesure qu’il rampait à travers ce qui lui avait paru une substance solide, la lumière devenait plus luisante. La crainte l’incitait à revenir en arrière, mais la poussée de vivre l’entraînait en avant. Soudain, il se trouva au débouché de la caverne. Le mur derrière lequel il s’imaginait captif avait sauté devant lui et reculé à l’infini. En même temps, l’éclat de la lumière se faisait cruel et l’éblouissait, tandis qu’il était comme ahuri par cette abrupte et effrayante extension de l’espace. Automatiquement, ses yeux s’ajustèrent à la clarté et mirent au point la vision des objets dans la distance accrue. Et non seulement le mur avait glissé devant ses yeux, mais son aspect s’était aussi modifié. C’était maintenant un mur tout bariolé, se composant des arbres qui bordaient le torrent, de la montagne opposée, qui dominait les arbres, et du ciel, qui dominait la montagne.

Une nouvelle crainte s’abattit sur le louveteau, car tout ceci était, encore plus, du terrible inconnu. S’accroupissant sur le rebord de la caverne, il regarda le monde. Ses poils se dressèrent et, devant cette hostilité qu’il soupçonnait, ses lèvres contractées laissèrent échapper un grondement féroce et menaçant. De sa petitesse et de sa frayeur, il jetait son défi à l’immense univers.

Rien ne se passait d’anormal. Il continuait à regarder et, intéressé, il en oubliait de gronder. Il oublia aussi qu’il avait peur. Ce furent d’abord les objets les plus rapprochés de lui qu’il remarqua : une partie découverte du torrent, qui étincelait au soleil ; un sapin desséché, encore debout, qui se dressait en bas de la pente du ravin, et cette pente elle-même, qui montait droit jusqu’à lui et s’arrêtait à deux pieds du rebord de la caverne, où il était accroupi.

Le louveteau, jusqu’à maintenant, avait toujours vécu sur un sol plat. N’en ayant jamais fait l’expérience, il ignorait ce qu’était une chute. Ayant donc désiré s’avancer plus loin, il se mit hardiment à marcher dans le vide. Ses pattes de devant se posèrent sur l’air, tandis que celles de derrière demeuraient en place. En sorte qu’il tomba, la tête en bas. Le sol le heurta fortement au museau, lui tirant un gémissement. Puis il commença à rouler vers le bas de la pente, en tournant sur lui-même. Une terreur folle s’empara de lui. L’Inconnu l’avait brutalement saisi et ne le lâchait plus ; sans doute allait-il le briser, en quelque catastrophe effroyable. La crainte avait mis, du coup, la poussée vitale en déroute et le louveteau jappait comme un petit chien apeuré.

Mais la pente devenait peu à peu moins raide. La base en était couverte de gazon et le louveteau arriva finalement à un terre-plein, où il s’arrêta. Il jeta un dernier gémissement d’agonie, puis un long cri d’appel. Après quoi, comme un acte des plus naturels et qu’il eût accompli maintes fois déjà dans sa vie, il procéda à sa toilette, se léchant avec soin, pour se débarrasser de l’argile qui le souillait. Cette opération terminée, il s’assit sur son train de derrière et recommença à regarder autour de lui, comme pourrait le faire le premier homme qui débarquerait sur la planète Mars.

Le louveteau avait brisé le mur du monde. L’Inconnu avait pour lui desserré son étreinte. Il était là, sans aucun mal. Mais le premier homme débarqué sur Mars se fût aventuré en ce monde nouveau moins tranquillement que ne fit l’animal. Sans préjugé ni connaissance aucune de ce qui pouvait exister, le louveteau s’improvisait un parfait explorateur.

Il était tout à la curiosité. Il examinait l’herbe qui le portait, les mousses et les plantes qui l’entouraient. Il inspectait le tronc mort du sapin, qui s élevait en bordure de la clairière. Un écureuil, qui courait autour du tronc bosselé, vint le heurter en plein, ce qui lui fut un renouveau de frayeur. Il se recula et gronda. Mais l’écureuil avait eu non moins peur que lui et escalada rapidement le faîte de l’arbre, d’où il se mit à pousser des piaulements sauvages.

Le louveteau en reprit courage et, en dépit d’un pivert qu’il rencontra et qui lui donna le frisson, il poursuivit son chemin avec confiance. Telle était cette confiance en lui qu’un oiseau-des-élans[2] s’étant imprudemment abattu sur sa tête, il n’hésita pas à le vouloir chasser de la patte. Son geste lui valut un bon coup de bec sur le nez, et il en tomba sur son derrière, en hurlant. Ses hurlements effarèrent à son tour l’oiseau-des-élans, qui se sauva à tire-d’aile.

Le louveteau prenait de l’expérience. Son jeune esprit, tout embrumé, se livrait à une inconsciente classification. Il y avait des choses vivantes et des choses non vivantes. Des premières il convenait de se garder. Les secondes demeuraient toujours à la même place, tandis que les autres allaient et venaient, et l’on ignorait ce que l’on en pouvait attendre. À cet inattendu il convenait d’être prêt.

Il cheminait avec maladresse. Une branche, dont il avait mal calculé la distance, lui heurtait l’œil, l’instant d’après, on lui raclait les côtes. Le sol inégal le faisait choir en avant ou en arrière ; il se cognait la tête ou se tordait la patte. C’étaient ensuite les cailloux et les pierrailles, qui basculaient sous lui, quand il marchait dessus, et il en conclut que les choses non vivantes n’ont pas toutes la même fixité que les parois de sa caverne, puis encore que les menus objets sont moins stables que les gros. Mais chacune de ces mésaventures continuait son éducation. Il s’ajustait mieux, à chaque pas, au monde ambiant.

C’était la joie d’un début. Né pour être un chasseur de viande (quoiqu’il l’ignorât), il tomba à l’improviste sur de la viande, dès son premier pas dans l’univers. Une chance imprévue, issue d’un pas de clerc de sa part, le mit en présence d’un nid de ptarmigans, pourtant admirablement caché, et le fit, à la lettre, choir dedans. Il s’était essayé à marcher sur un arbre déraciné, dont le tronc était couché sur le sol. L’écorce pourrie céda sous ses pas. Avec un jappement angoissé, il culbuta sur le revers de l’arbre et brisa dans sa chute les branches feuillues d’un petit buisson, au cœur duquel il se retrouva par terre, au beau milieu de sept petits poussins de ptarmigans. Ceux-ci se mirent à piailler et le louveteau, d’abord, en eut peur. Bientôt il se rendit compte de leur petitesse et il s’enhardit. Les poussins s’agitaient. Il posa sa patte sur l’un d’eux et les mouvements s’accentuèrent. Ce lui fut une satisfaction. Il flaira le poussin, puis le prit dans sa gueule ; l’oiseau se débattit et lui pinça la langue avec son bec. En même temps, le louveteau avait éprouvé la sensation de la faim. Ses mâchoires se rejoignirent. Les os fragiles craquèrent et du sang chaud coula dans sa bouche. Le goût en était bon. La viande était semblable à celle que lui apportait sa mère, mais était vivante entre ses dents et, par conséquent, meilleure. Il dévora donc le petit ptarmigan, et ainsi des autres, jusqu’à ce qu’il eût mangé toute la famille. Alors il se pourlécha les lèvres, comme il avait vu faire à sa mère, puis il commença à ramper, pour sortir du nid.

Un tourbillon emplumé vint à sa rencontre. C’était la mère-ptarmigan. Ahuri par cette avalanche, aveuglé par le battement des ailes irritées, il cacha sa tête entre ses pattes et hurla. Les coups allèrent croissant. L’oiseau était au paroxysme de la fureur. Si bien qu’à la fin la colère le prit aussi. Il se redressa, gronda, puis frappa des pattes et enfonça ses dents menues dans une des ailes de son adversaire, qu’il se mit à secouer avec vigueur. Le ptarmigan continua à lutter, en le fouettant de son aile libre. C’était la première bataille du louveteau. Dans son exaltation, il oubliait tout de l’Inconnu. Tout sentiment de peur s’était évanoui. Il luttait pour sa défense, contre une chose vivante, qu’il déchirait et qui était aussi de la viande bonne à manger. Le bonheur de tuer était en lui. Après avoir détruit de petits êtres vivants, il voulait maintenant en détruire un grand. Il était trop affairé et trop heureux pour savoir qu’il était heureux. Frémissant, il s’enivrait de marcher dans une voie nouvelle, où s’élargissait tout son passé.

Tout en grondant entre ses dents serrées, il tenait ferme l’aile de la mère-ptarmigan, qui le traîna hors du buisson, puis essaya de l’y repousser, afin de s’y mettre à l’abri, tandis qu’il, la tirait à son tour vers l’espace libre. Les plumes volaient comme une neige. Au bout de quelques instants, l’oiseau parut cesser la lutte. Il le tenait encore par l’aile, et tous deux, aplatis sur le sol, se regardèrent. Le ptarmigan le piqua du bec sur son museau endolori déjà dans les précédentes aventures. Il ferma les yeux, sans lâcher prise. Les coups de bec redoublèrent sur le malheureux museau. Alors il tenta de reculer. Mais, oubliant qu’il tenait l’aile dans sa mâchoire, il emmenait à sa suite le ptarmigan et la pluie de coups tombait de plus en plus drue. Le flux belliqueux s’éteignit chez le louveteau qui, relâchant sa proie, tourna casaque et décampa, en une peu glorieuse retraite.

Il se coucha, pour se reposer, non loin du buisson, la langue pendante, la poitrine haletante, son museau endolori lui arrachant de perpétuels gémissements. Comme il gisait là, il éprouva soudain la sensation que quelque chose de terrible était suspendu dans l’air, au-dessus de sa tête. L’Inconnu, avec toutes ses terreurs, l’envahit et, instinctivement, il recula sous le couvert d’un buisson voisin. En même temps, un grand souffle l’éventait et un corps ailé passa rapidement près de lui, sinistre et silencieux. Un faucon, tombant des hauteurs bleues, l’avait manqué de bien peu.

Pantelant, mais remis de son émotion, le louveteau épia craintivement ce qui advenait. De l’autre côté de la clairière, la mère ptarmigan voletait au-dessus du nid ravagé. La douleur de cette perte l’empêchait de prendre garde au trait ailé du ciel. Le louveteau, et ce fut pour lui, à l’avenir, une leçon, vit la plongée du faucon, qui passa comme un éclair, ses serres entrées dans le corps du ptarmigan, les soubresauts de la victime, en un cri d’agonie, et l’oiseau vainqueur qui remontait dans le bleu, emportant avec lui sa proie.

Ce ne fut que longtemps après que le louveteau quitta son refuge. Il avait beaucoup appris. Les choses vivantes étaient de la viande et elles étaient bonnes à manger. Mais aussi les choses vivantes, quand elles étaient assez grosses, pouvaient donner des coups ; il valait mieux en manger de petites, comme les poussins du ptarmigan, que de grosses, comme la poule ptarmigan, que le faucon avait cependant emportée. Peut-être y avait-il d’autres ptarmigans. Il voulut aller et voir.

Il arriva à la berge du torrent. Jamais auparavant, il n’avait vu d’eau. Se promener sur cette eau paraissait bon, car on ne percevait à sa surface nulle irrégularité. Il avança, pour y marcher, et s’enfonça, hurlant d’effroi, repris une fois encore par la tenaille de l’Inconnu[3]. C’était froid et il étouffait. Il ouvrit la bouche pour respirer. L’eau se précipita dans ses poumons, au lieu de l’air qui avait coutume de répondre à l’acte respiratoire. La suffocation qu’il éprouvait était pour lui l’angoisse de la mort ; elle était, lui semblait-il, la mort même. De celle-ci il n’avait pas une conscience exacte, mais, comme tout animal du Wild, il en possédait l’instinct. Cette épreuve lui parut le plus imprévu des chocs qu’il avait encore supportés, l’essence de l’Inconnu et la somme de ses terreurs, la suprême catastrophe qui dépassait son imagination et dont, ignorant tout, il redoutait tout.

Revenu cependant à la surface, il sentit l’air bienfaisant lui entrer dans la bouche. Sans se laisser couler à nouveau et tout à fait comme si cet acte eût été chez lui une vieille habitude, il fit aller et venir ses pattes et commença à nager. La berge qu’il avait quittée, et qui était la plus proche de lui, se trouvait à un yard de distance. Mais, remonté à la surface, le dos tourné à cette berge, ce fut la berge opposée qui frappa d’abord son regard et vers laquelle il nagea. Le torrent, peu important en lui-même, s’élargissait à, cet endroit, en un bassin tranquille d’une centaine de pieds, au milieu duquel le courant continuait sa course et, happant au passage le louveteau, l’entraîna. Maintenant nager ne servait plus à rien. L’eau calme, devenue soudain furieuse, le roulait avec elle, tantôt au fond du torrent, tantôt à la surface. Emporté, retourné sens dessus dessous, encore et encore lancé contre les rochers, il gémissait lamentablement à chaque heurt qui marquait sa course.

Plus bas et succédant au rapide, s’étendait un second bassin, aussi paisible que le premier, et où le louveteau, porté par le flot, était finalement déposé sur le lit de gravier de la berge. Il s’y ébroua avec frénésie. Son éducation sur le monde s’était enrichie d’une leçon de plus. L’eau n’était pas vivante et cependant elle se mouvait. Elle paraissait aussi solide que la terre, mais elle n’était pas du tout solide. Conclusion : les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être ; il convient, en dépit de leur apparence, d’être, à leur encontre, en un perpétuel soupçon, de ne jamais s’y reposer avant d’en avoir vérifié la réalité. La crainte de l’Inconnu, qui était chez lui une défiance héréditaire, se renforçait désormais de l’expérience acquise.

Une autre aventure l’attendait encore, ce jour-là. Il avait remarqué que rien dans le monde n’était pour lui l’équivalence de sa mère, et il sentait le désir d’elle. Comme son corps, son petit cerveau était las. Il avait eu à supporter plus de luttes et de peines en ce seul jour qu’en tous ceux qu’il avait vécus jusqu’alors. De plus, il tombait de sommeil. Aussi se mit-il en route, en proie à une impression de solitude et de cruel abandon, afin de regagner la caverne et d’y retrouver sa mère.

Il rampait sous quelques broussailles, quand il entendit un cri aigu et qui l’intimida fort. Une lueur jaunâtre passa en même temps, rapide, devant ses yeux. Il regarda et aperçut une belette. C’était une petite chose vivante, dont il pensa qu’il n’y avait pas à avoir peur. Plus près de lui, presque entre ses pattes, se mouvait une autre chose vivante, celle-là extrêmement petite, longue seulement de quelques pouces, une jeune belette qui, comme lui-même, désobéissant à sa mère, s’en allait à l’aventure. À son aspect elle essaya de s’échapper. Mais il la retourna d’un coup de patte. Elle fit entendre alors un cri bizarre et strident, auquel répondit le cri aigu de tout à l’heure, et une seconde n’était pas écoulée que la lueur jaune reparaissait devant les yeux du louveteau. Il perçut simultanément un choc, sur le côté du cou, et sentit les dents acérées de la mère-belette qui s’enfonçaient dans sa chair.

Tandis qu’il glapissait et geignait, et se jetait en arrière, la mère-belette sauta sur sa progéniture et disparut avec elle dans l’épaisseur du fourré. Le louveteau sentait moins la douleur de sa blessure que l’étonnement de cette agression. Quoi ? Cette mère-belette était si petite et si féroce ? Il ignorait que, relativement à sa taille et à son poids, la belette était le plus vindicatif et le plus redoutable de tous les tueurs du Wild, mais il n’allait pas tarder à l’apprendre à ses dépens.

Il gémissait encore lorsque revint la mère-belette. Maintenant que sa progéniture était en sûreté, elle ne bondit pas sur lui. Elle approchait avec précaution, et le louveteau eut tout le temps d’observer son corps mince et long, onduleux comme celui du serpent, dont elle avait également la tête ardente et dressée. Son cri aigu et agressif fit se hérisser les poils sur le dos du louveteau, tandis qu’il grondait, menaçant lui aussi. Elle approcha plus près, plus près encore. Puis il y eut un saut, si rapide que la vue inexercée du louveteau ne put le suivre, et le mince corps jaune disparut, durant un moment, du champ de son regard. Mais déjà la belette s’était attachée à sa gorge, ensevelissant ses dents dans le poil et dans la chair.

Il tenta d’abord de gronder et de combattre, mais il était trop jeune et c’était sa première sortie dans le monde. Son grondement se mua en plainte, son combat en efforts pour s’échapper. La belette ne détendait pas sa morsure. Suspendue à cette gorge, elle la fouillait des dents, pour y trouver la grosse veine où bouillonnait le sang de la vie, car c’était là surtout qu’elle aimait à le boire.

Le louveteau allait mourir et nous n’aurions pas eu à raconter son histoire, si la mère-louve n’était accourue, bondissant à travers les broussailles. La belette, laissant le louveteau, s’élança à la gorge de la louve, la manqua, mais s’attacha à sa mâchoire. La louve, secouant sa tête en coup de fouet, fit lâcher prise à la belette, la projeta violemment en l’air et, avant que le mince corps jaune fût retombé, elle le happa au passage Ses crocs se refermèrent sur lui, comme un étau, dàns lequel la belette connut la mort.

Ce fut, pour le louveteau, l’occasion d’un nouvel accès d’affection de sa mère. Elle le flairait, le caressait et léchait les blessures causées par les dents de la belette. Sa joie de le retrouver semblait même plus grande que sa joie à lui d’avoir été retrouvé. Mère et petit mangèrent la buveuse de sang, puis ils s’en revinrent à la caverne, où ils s’endormirent.



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